Ebereka, esprit millénaire au service des Gulr, raconte :
Âge Archaïque, Mars 1537
C’est en cette date que tout commença. Peu après la mort d’Erst Gulr et le couronnement d’Eziak Gulr. Ce matin-là, il résonnait dans les rues de Nebullia le cri des rabatteurs, ces soldats de l’armée des Gulr qui avaient reçu la mission de recruter tout homme capable de tenir une arme. Le départ pour l’Eden était proche. Partout, les Gulr et les prêcheurs du Keya répétaient inlassablement leur sermon : quiconque prendrait les armes pour aller conquérir cette terre inconnue recevrait l’absolution et accèderait au Sanhédrin, le Paradis des Justes. Mais plus encore, on promettait que les mines de l’Eden regorgeaient de richesses, et tous, progressivement, s’étaient attelés à la lourde tâche de préparer la guerre à venir.
Dans les marais jadis occupés par les Trolls, on avait installé d’immenses forges qui construisaient des armes et des armures avec le précieux mythril du Nord, ramené par Keldan Dayong. Au nord de la capitale de ce monde, on avait construit de gigantesques arsenaux qui fabriquaient balistes, catapultes et trébuchets en série. On avait été jusqu’à aller capturer un grand nombre d’Edreis, ces montures fantasques de Nebullia. On racontait également, plus frénétiquement que jamais, que les hautains Princes-Marchands, sous les ordres d’Elessar Saeculia, constituaient une gigantesque flotte pour pouvoir intervenir sur les mers de l’Eden, après que nous ayons découvert dans le cercle des Brumes, ce curieux cercle de brouillard de la mer du Sud, un portail permettant également de joindre l’Eden.
Et pourtant, malgré tous ces préparatifs impressionnants qui révélaient toute la puissance et toute la majesté de notre tout nouvel empire, je ne pouvais m’empêcher en ce jour froid d’être pris d’un douloureux malaise. Etait-il vraiment sage d’entrer de cette manière belliqueuse sur le territoire d’indigènes que nous ne connaissions pas ? Oh bien sûr, nous avions envoyé quelques espions en avant-garde, et les rapports qu’ils nous avaient envoyé faisaient état d’un monde divisé en plusieurs fratries, possédant chacune un bastion inébranlable. Unies, ces fratries étaient invincibles, et c’eût été une folie que d’y confronter nos armées. Cependant, les fratries étaient plongées dans une guerre civile perpétuelle. Et c’était bien au milieu de cette zizanie séculaire que nous comptions intervenir.
Je ne m’interrogeais guère sur le déroulement de la guerre, ni sur son issue. C’était plutôt la légitimité de notre acte qui me questionnait et m’empêchait de réfléchir sereinement. De quel droit, nous, étrangers à ce monde, pouvions-nous conquérir en toute liberté de conscience un monde peuplé de consciences intelligentes ? Qu’est-ce qui nous donnait le droit d’aller en ce monde pour y apporter la mort et la destruction propre à chaque bataille ? Il n’existait qu’une seule réponse à cette question, une réponse qui ne souffrira jamais d’aucun appel : la volonté du Keya. Majestueux et bienveillant, tel était notre dieu. Et pour lui, nous allions vaincre en cet autre monde tous ceux qui s’opposeraient à nous.
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Âge Archaïque, Juillet 1537
Nous sommes arrivés en Eden dans le courant du mois de juillet de cette année. De par mon rang, je pus faire partie de l’un des tous premiers voyages, pour y établir les bases d’une citadelle militaire future pouvant accueillir les armées Nébulliennes au fur et à mesure de leur arrivée en ce monde. Je fus ainsi l’un des premiers à contempler ce ciel teinté de bleu et de nuages blancs, à être aveuglé par la lumière de cet astre jaunâtre, à sentir la douce odeur des herbes des plaines de ce monde. De loin, j’ai aussi eu la chance d’apercevoir des Edeniens, qui n’avaient rien de différent, physiquement, avec nous. Ce qui pouvait s’expliquer, encore une fois, par l’intervention du Keya : lors de sa métamorphose et de la création des mondes, n’a-t-il pas créé tout de la même façon ?
Selon les ordres donnés, j’avais commencé la construction d’une citadelle. Je regrettais qu’Erès l’Architecte soit mort, lui qui avait le don de bâtir les édifices les plus solides et les plus esthétiques, en un temps record. Mais ses travaux et études m’avaient grandement inspiré, et je pus quand même diriger efficacement le début des travaux. Ainsi, un premier groupe érigeaient de solides fortifications, tandis que d’autres creusaient des douves profondes qu’ils remplissaient avec l’eau des marais qui se trouvaient à proximité. Une troisième faction montait les tentes qui nous permettraient de loger provisoirement, en attendant la construction des bâtiments, construction qui nous était secondaire.
Au fil des jours, de nouveaux renforts arrivaient. Je n’en revenais pas quand je voyais le nombre de cottes de mailles étinceler sous le soleil aride de ce mois de juillet. Mais il n’y avait pas que des soldats qui arrivaient. Ainsi, des loges d’artisans forgerons continuaient d’aiguiser les lourds cimeterres réglementaires de la Légion des Ombres, comme il avait été décrété que l’armée officielle de Nebullia serait nommée, « Legio Ombrae » en langue Gulr. A l’extérieur de la ville, à quelques encablures de là, les sombres moines-soldats de l’Anima Templi, en très grand nombre aux aussi, affutaient leurs lames dévastatrices, gardant la curieuse chapelle qu’ils avaient bâtie. Chacun s’occupait à sa tâche, patientant tant bien que mal en attendant que l’empereur donne le signal. Bientôt, tous seraient là. Nous serions alors prêts à avancer sur l’échiquier de l’Eden.
Nos espions nous avaient rapporté, avant notre arrivée en ce monde, que le continent sur lequel nous étions arrivés se nommait Kedok, et que la capitale de cette région, Héliopolis, se tenait à plusieurs dizaines de kilomètres à l’est de notre position. D’après les précieux rapports qui nous étaient parvenus sur les habitudes des Edeniens, les habitants d’Héliopolis s’étaient organisés d’eux-mêmes en une nation commerciale et avaient par ailleurs aboli les taxes d’entrée que chaque royaume de l’Eden avait établi. Mais les gens de Kedok n’en étaient pas moins de valeureux guerriers, motivés plus que nuls autres par l’appât d’un gain facile et de marchandises à revendre. Ceux-ci ne seraient pas très difficiles à détruire cependant, puisqu’on estimait que la population totale d’Héliopolis atteignait, femmes, enfants et vieillards compris, à peine le tiers de notre armée. Logiquement, nous nous mîmes progressivement en route vers Héliopolis.
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Âge Archaïque, Janvier 1538
Il n’y a pas vraiment eu de siège de la ville, pour une raison vraiment curieuse. Eziak Gulr, quand il vit, monté sur son Edreï, les tours flamboyantes d'ambre et les dômes en or des chapelles d’Héliopolis, décréta que la ville et ses trésors artistiques ne devaient pas être abimés. Alors, il n’y eut pas d’assaut. Nous nous sommes contentés de bâtir une muraille infranchissable, hérissée de pieux tranchants, tout autour de la ville. Et nous avons attendu. Bien sûr, les « assiégés » ont tenté de sortir en force, et de détruire cette muraille, ne serait-ce que pour aller chercher du secours. Mais, par malchance pour eux, ils sont tombés face aux redoutables Templiers, qui n’ont fait qu’une bouchée du commando d’Héliopolis. Les autres habitants, quand ils virent le massacre des leurs, ne tentèrent plus de sortir.
Les mois passèrent, et les assiégés tenaient. Mais on sentait que, plus que l’ennui qui les harassait, la faim et la maladie se répandaient dans les murs de la ville en face nous. Progressivement, des femmes, des enfants, des vieillards, des infirmes sortirent de la ville, et demandèrent l’asile parmi nous, se soumettant à notre autorité, pour peu qu’on les soigne, et qu’on leur donne à manger. Nous leur donnâmes ce qu’ils voulaient, et plusieurs des nôtres se lièrent d’amitié avec ceux qui étaient encore, quelques jours avant, nos ennemis. Mais là, en face, derrière ces murs que nous étions interdits de détruire, se tenait encore le véritable ennemi. Ces marchands, ces hommes trop fiers pour se laisser marcher dessus, qui préféraient lutter jusqu’à la mort plutôt que de demander la paix.
Ils nous montrèrent un matin toute la cruauté, toute la folie qui était leur, après tous ces mois passés sans combattre, depuis l’été de l’année précédente. Ce fut un jeune officier qui m’indiqua la scène macabre. Sur l’un des donjons sertis d’ambre qui gardaient le pont-levis de la ville, un homme était attaché, pendant que plusieurs de ses congénères semblaient le… manger. Je n’en pouvais plus. Même à cette distance, le spectacle était horrible, et les rugissements d’autosatisfaction qui nous parvenaient n’avaient plus rien d’humain. Je sentis une main se poser sur mon épaule, et, me retournant, je vis Eziak, plus heureux que jamais. La folie de ses ennemis, puis leur mort voila qui le réjouissait. C’était le sort qui allait attendre tous ses opposants.
Peu après ces évènements, les portes d’Héliopolis s’ouvrirent, et, devant nos yeux médusés, un homme, seul, sur une monture qui nous rappelait l’Edrei, sinon qu’elle possédait quatre pattes, descendit tranquillement la colline, s’arrêtant devant la porte de notre camp. Nous ouvrâmes, et le guerrier vint, chevauchant toujours, jeter ses armes aux pieds d’Eziak Gulr. Nous étions les maîtres de la ville. Mais, dans l’expression de fureur d’Eziak Gulr, je devinais que cela ne suffirait pas, que sa soif de territoires était pour l’heure inextinguible. Et que prochainement, nous allions à nouveau répandre la souffrance en Eden.
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Âge Archaïque, Avril 1538
Nous avons laissé passer l’hiver et ses neiges bien au chaud dans nos confortables cités de Baduk. Durant que nous nous occupâmes de consolider les défenses d’Héliopolis, nous recrutâmes de nombreux artisans supplémentaires pour construire la Citadelle se trouvant proche du portail, pour laquelle Eziak Gulr avait eu un projet fou : il voulait recouvrir d’or tous les toits, toutes les tours, toutes les murailles de la citadelles, formant une réelle Cité d’Or, un miracle éblouissant pour les yeux, le symbole de la richesse de l’Empire, reflétant les bannières d’or des croisés en Eden. Quand je demandais à l’Empereur comment il comptait s’y prendre pour trouver assez d’or pour une telle entreprise, celui-ci se contenta de m’indiquer une lettre. Elle était cachetée d’un Ouroboros, le symbole de l’Anima Templi.
Et en effet, Guillaume de Beaujeu, le Grand Maître de l’Âme du Temple, fit acheminer un énorme convoi d’or, destiné à assouvir le rêve éveillé de notre empereur. Nombreux sont ceux qui, voyant les richesses de l’Anima Templi, se convertirent à la cause des moines-soldats, si bien que l’ordre devint prépondérant dans les forces présentes en Eden. La cité fut construite, et Eziak Gulr la baptisa l’Eldorado, la Cité d’Or. Il offrit à l’Anima Templi le Palais d’Or, constitué de deux énormes tours pointant vers le ciel, d’une hauteur prodigieuse, pendant que les Gulr établissaient le Très Haut Temple de l’Eden à Héliopolis. Ainsi étaient organisées les deux factions dominantes de l’Empire : l’Anima Templi à la Cité d’Or, et les Gulr à Héliopolis. Maintenant, Eziak Gulr pouvait se tourner vers les autres continents.
Il désirait continuer par Baduk, une terre à l’ouest. Les éclaireurs y avaient relevé une population pacifique, dirigée par un roi passionné de culture, d’une grande sagesse, qu’on nommait Lodaran. Celui-ci régnait d’ailleurs depuis une ville qui portait son nom, symbole de l’engouement populaire qu’il suscitait à chacune de ses interventions. Mais, plus important, notre avant-garde avait décelé un portail maritime près du Port de Baduk, qui permettraient à nos précieux alliés d’Oshgerrat de faire traverser l’entre deux mondes avec leurs puissants navires. La terre de Baduk était donc d’une d’importance vitale en matière de stratégie. Nous devions pouvoir compter sur les Princes-Marchands pour pouvoir atteindre les trois autres continents, plus lointains, dont nous ne savions encore pas grand-chose.
C’est ainsi que je fus envoyé, avec quelques autres dignitaires de l’empire, pour rencontrer Lodaran. Mon autorité ne faisait aucun doute dans ce groupe. J’étais l’envoyé d’Eziak Gulr, et personne ne pouvait contester aucun de mes ordres. Et en ce jour, j’avais décidé de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour éviter une bataille. Lodaran manifesta une énorme surprise quand nous lui annonçâmes que nous provenions d’un autre monde, et, si je pense qu’il nous prenait pour des illuminés au début, il fut tout convaincu quand nous lui dîmes qu’une gigantesque armée nous suivait. Je le rassurais en lui disant que je préférais éviter l’affrontement, et il acquiesça. Nous créâmes un pacte entre Baduk et l’Empire afin de favoriser l’échange de savoir. Et surtout, nous obtînmes la permission pour les Princes-Marchands de naviguer dans les eaux de Baduk. Nous allions pouvoir nous tourner vers les autres continents…
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Âge Archaïque, Septembre 1538
Il y a eu un échec, une défaite sanglante pour l’armée de Nebullia. Eziak Gulr, piaffant d’impatience, s’est rendu coupable de la mort de milliers de soldats. Peu après l’établissement du pacte avec Lodaran et Baduk, l’Empereur a surprit tout le monde en annonçant qu’il allait envahir tout de suite Dusso. L’armée était, disait-il, invincible, et ne risquait rien. Nous lui demandâmes en vain d’attendre l’arrivée pourtant imminente de la flotte d’Oshgerrat. Le Général Keldan Dayong fut chargé de conduire l’armée sur les terres glacées de Dusso, pour y convaincre par la parole ou l’épée de se plier à l’Empire. C’est ainsi qu’une énorme colonne de bannières dorées et d’armures à l’aigle d’or se dirigea vers les quelques navires que nous avions. Tous ne pourraient pas embarquer, et Keldan Dayong devrait se contenter de ce qu’il avait. Ce devait être la dernière fois que je le voyais.
Sur les milliers de soldats partis pour prendre Dusso, seulement un navire revint, avec une poignée de marins en piteux état. Ils étaient tombés, disaient-ils, sur de véritables barbares aux cheveux dorés et roux, et aux barbes longues rutilantes de taches de sang, qui maniaient de lourdes haches. Ils possédaient en outre de lourds navires, dont la proue représentait toujours des dragons. Je demandais aux rescapés ce qu’il était advenu de Keldan Dayong. On me répondit qu’il avait combattu avec ses hommes jusqu’au bout pour qu’au moins un navire rentre, apportant la sinistre nouvelle de cet échec cuisant. Cet élan de noblesse, si fréquent chez le Général Dayong, ne parvenait cependant pas à compenser l’annonce terrible de sa mort. Eziak Gulr entra dans un puissant accès de rage, et demanda à Elessar Saeculia et Okas Gulr de diriger les puissants navires des Princes-Marchands dans les glaces, d’y exterminer chaque enfant, femme, homme, toute vie, et d’y brûler toutes les villes.
Okas Gulr était l’être idéal pour accomplir ce genre de mission. Sombre, il était cependant dévoué à l’empire, du moins je me l’imaginais. Il avait toujours été proche d’Erst Gulr, et avait attribué toute son aide, restant dans l’ombre, à Eziak Gulr. Quant à Elessar Saeculia… Il n’y avait que moi qui étais au courant du terrible secret qui entourait les Saeculia et Erst, ce lourd pacte qui avait contraint Erès à un terrible sacrifice. Cependant, l’Empire goûtait aujourd’hui au mérite de ce plan soigneusement échafaudé. Les centaines de navires de toutes formes, de toutes tailles et de toutes voiles partirent donc vers les froids territoires du nord, pour venger la mémoire de leurs frères tombés au combat pour la possession de ce continent.
Il n’y eut là-bas qu’une bataille, mais son intensité fut telle qu’elle dura plusieurs jours, se prolongeant la nuit, les soldats ne dormant pas, craignant une attaque ennemie à toute heure. Le plus souvent du temps, les boulets de canons détruisaient des navires, qui, chargés de poudre, explosaient en une gerbe comparable à celle des artificiers de Lodaran lors des fêtes populaires. Mais les Princes-Marchands étaient de redoutables marins, et au final, bravant la fatigue et l’odeur macabre des cadavres de leurs frères flottant au-dessus de l’eau devenue rouge, ils se rendirent maîtres du terrain. Les habitants de Dusso, de leurs quelques navires encore en état, firent mine de demander la paix, déployant de grands drapeaux blancs. Mais les ordres étaient les ordres. Okas Gulr, implacable, demanda à ce qu’aucun ne soit épargné. Et son ordre fut respecté.
Les navires firent ensuite route vers les principales villes de Dusso. Se glissant entre les icebergs de l’est, ils se positionnèrent face à la Ville des Glaces, qu’ils tapissèrent pendant trois jours de sang et de boulets de cannons, obéissant à l’ordre reçu de détruire toute vie en ces terres hostiles. Lorsqu’Elessar décida d’abandonner les rares survivants à leur sort, la ville n’était plus que ruines, et on ne pourrait bientôt plus, avec la neige qui tombait, deviner qu’une civilisation s’était établie là un jour. Revenant vers le centre de l’archipel formé par les îles de Dusso, les Princes-Marchands débarquèrent un commando de moines-soldats mené par Guillaume de Beaujeu en personne. Ces derniers gravirent la montagne des Séraphins, trouvèrent le temple en son sommet, et tuèrent tous les prêtres, novices et pèlerins qui s’y trouvaient. Ils brûlèrent tout, s’emparant des oracles pour les jeter du haut de la montagne, trouvant dans le hurlement de chaque chute un apaisement pour la mort du Général Dayong. Au bout d’un mois, il ne restait plus en Dusso que quelques rares survivants, s’étant réfugiés dans des cavernes des montagnes de l’ouest.
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Âge Archaïque,Février 1540
Lorsque nous avons pris Dusso, nous pensions avoir fait le plus difficile. C’était compter sans les redoutables chevaucheurs des déserts de Sato. Ceux-ci se terraient dans leurs forteresses, cachées derrière des montagnes de roches et de sable, s’autorisant parfois de redoutables raids qui détruisaient nos convois. D’ailleurs, la connaissance des horaires et positions de nos convois me laissait penser qu’il y avait un traître dans nos rangs, quelqu’un qui voulait à tout prix que nous ne gagnions pas cette guerre. Le souvenir de la mort d’Erst Gulr me revenait alors, et je me demandais si l’homme qu’on avait exécuté n’avait pas été qu’un simple exécutant d’un autre, qui se terrait dans l’ombre… et qui était vraisemblablement toujours en vie.
Pendant plus d’un an, la guerre en Sato a été ainsi retardée. La fatigue s’est emparée de chaque camp, et les Moines-soldats ont provoqué de sérieux remous dans l’armée en annonçant leur retrait des combats, pour se concentrer sur la bonne marche de l’Anima Templi. Okas Gulr, en particulier, fut l’un de ceux qui cria presque à la trahison, tentant de réduire l’impact populaire de l’Anima Templi et de sa décision dans le moral de l’armée. Cependant, nous avons finalement réussi à atteindre, presque par chance, la forteresse des Sicaires, les plus puissants alliés de Zetor, le roi de Sato qui gouvernait depuis la cité royale, au nord-est. Les Sicaires étaient un groupe de cavaliers, entraînés à frapper par surprise, peu disposés en bataille de rang, et moins encore au terrible siège qu’Eziak Gulr leur imposa. Ils se suicidèrent tous, se pendant sur les remparts de la ville, offrant le spectacle de la mort à la Legio Ombrae, qui décida de tenter de se diriger vers la cité royale.
Hélas, même si c’était l’hiver, le soleil eu raison d’un très grand nombre d’entre nous. La fatigue de plusieurs années de guerre commençait à se sentir, et le mécontentement de tous ces longs mois sans vraiment se battre devenait palpable. C’est alors que sont apparus les cavaliers ennemis. Soulevant un épais nuage de poussière, ils semblaient être un grand nombre, trop même pour nous. Nous nous mîmes en position, décidés à défendre chèrement notre peau. Hélas, les cavaliers percèrent nos rangs de leurs épées courbées. J’avais le visage couvert de sang, mais pas une goutte du mien. Debout au milieu des ennemis, je tentais de me frayer un passage, de trouver Eziak et de le protéger. Je sentais venir la fin. Devions-nous vraiment périr, ainsi, dans ce désert d’un monde inconnu, décapité par un être dont on ne connaissait rien ? Si c’était ainsi la volonté du Keya… Je me préparais à recevoir le coup fatal…
Quand le son d’un cor, traversant le champ de bataille, surgit. Du haut des dunes apparurent des milliers de soldats, arborant des oriflammes à la gloire de l’ouroboros. Les moines-soldats, dont on avait maudit la désertion, étaient revenus sauver leurs frères de Nebullia. Ce fut un massacre. Ils tuèrent tout ce qui se présentait à eux. Certains, par la suite, dirent qu’ils avaient accompli un rituel démonique, et étaient entrés en transe pour ne subir ni les remords, ni la douleur de coups reçus. Tous se battirent d’une façon héroïque, et apportèrent la victoire aux Gulr. Guillaume de Beaujeu ordonna que ne soit jamais mentionnée la désertion puis l’intervention de l’Anima Templi. Après quelques heures, les forces ennemies étaient décimées, et demandèrent un armistice. Ce dernier fut signé, et enfin, Eziak Gulr fut le souverain de tout l’Eden et de tout Nebullia. L’empereur immortel d’un empire gigantesque. Pour autant, l’histoire ne s’arrêta pas là.
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Âge Archaïque, Mai 1553
Voici plus d’une décennie que nous avions établi un empire aussi riche que puissant dans tout l’Eden. La plupart des autochtones s’était soumis à notre autorité sans problèmes quand ils avaient constaté les bénéfices qu’ils pourraient dégager d’une collaboration avec une civilisation aussi avancée que la nôtre. Nous avions ainsi apporté en Eden plusieurs de nos plus éminents médecins, qui discoururent devant des assemblées entières des manières de soigner les maladies. Nos philosophes, bercés dans la manière d’étudier les choses de ces mondes, franchirent aussi les portails et vinrent éclairer de leurs lumières les habitants de l’Eden. En échange, ces derniers nous firent don de leurs remarquables techniques architecturales, eux qui étaient de grands bâtisseurs de forteresses, et nous apprirent à étudier la curieuse science des étoiles, l’astrologie. Par ailleurs, nombreux des Nebulliens qui se trouvaient en Eden vinrent à y trouver l’amour, mélangeant ainsi les sangs de nos deux espèces.
Je n’étais d’ailleurs pas le dernier à me lier d’amitié avec les gens de l’Eden. Parmi eux, j’étais particulièrement admiratif envers le conseiller personnel de Lodaran, un sage scientifique du nom de Nicolae Flamus. Ensemble, nous échangeâmes de nombreuses lettres, cherchant toujours le moyen d’améliorer la société que nous avions créé. Mais je m’aperçus vite que Flamus n’était pas versé que dans la politique. Lorsque j’eu acquis sa confiance, ses lettres prirent en effet un ton plus sombre. Il en vint ainsi à discuter avec moi de vie éternelle, de transmutation de la matière… Des connaissances qui n’étaient pas sans me rappeler celles d’un très ancien personnage de notre empire, dont beaucoup semblaient penser qu’il ne s’agissait que d’une légende. C’est ainsi que dans une de ses lettres, Flamus m’invita à une cérémonie particulière, dans les catacombes de Lodaran.
Flamus m’avait prévenu que je devrais rester à l’écart, et éviter autant que possible de me faire voir. Car, m’avait-il dit, la cérémonie était un rituel secret, une manière pour les pratiquants de ne pas oublier quel était le fardeau qu’ils s’étaient donnés de protéger à travers les siècles. Il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité. Je passais donc par un chemin détourné pour atteindre le lieu de la réunion, et me choisissait un point d’observation bien à l’écart des quelques silhouettes encapuchonnées qui attendaient. Ce qu’ils attendaient, d’ailleurs, je ne mis guère longtemps à le savoir : une nouvelle silhouette encapuchonnée fit son apparition, portant sous son bras un lourd coffret. Il y avait sur ce coffret une sculpture, mais dans l’obscurité des catacombes je ne pus distinguer quel était ce signe.
Alors, le rituel commença, dépassant tout ce que j’avais cru pouvoir voir dans mon existence, même millénaire. Au début, pourtant, rien ne m’intéressait. Il ne s’agissait que de prières, et de recommandations pour les frères de l’assemblée. C’est alors que l’homme au coffret invita l’un de ses frères à le rejoindre, et à faire la démonstration sacrée du coffret. L’homme répondit par l’affirmative, et je reconnus sa voix : Flamus ! Ce dernier raconta comment il avait réussi à percer le mystère des symboles, pour trouver la fameuse cache de l’étranger sans âge, et comment il avait réussi à faire fonctionner le coffret. Puis, il mit le coffret en évidence sur la table, et fit venir un morceau de plomb qu’il plaça juste au-dessus du coffre. Puis, sous mes yeux, il y eu un flash de lumière, et lorsque je retrouvais la capacité de mes sens visuels, le morceau de plomb était devenu un lingot d’or. Les frères n’avaient pas bougé, il n’y avait qu’une explication : le coffret pouvait permettre de changer la matière en or !
Après la cérémonie, je rejoignis Nicolae Flamus, et le questionnait quant à l’origine de ce coffret, qu’il avait remis au Grand-Maître. Qui était ce mystérieux étranger sans âge ? Quel était ce fameux mystère des symboles ? Le conseiller du roi Lodaran me fit promettre, sur mon honneur, de ne jamais parler de tout ceci à personne, même pas Eziak Gulr. Curieux de connaître ceci, je jurais. Et Flamus raconta. Il y a plusieurs siècles, un étranger vint au village qui devait par la suite devenir Lodaran. Il était vieux, et fatigué, et portait sous son bras le fameux coffre, qu’il remit à l’aïeul du grand maître actuel. L’étranger expliqua qu’il avait encore un long chemin à parcourir, et quitta les gens du village en laissant ces seuls mots énigmatiques : « Marche le long du chemin, parcours l’envers des symboles, et découvre le secret enfoui ». Quant à ces fameux symboles, Flamus me révéla qu’il s’agissait d’une curieuse quête qu’il avait dû accomplir pour trouver un parchemin, expliquant la manière de se servir du coffret.
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Âge Archaïque, Décembre 1553
Depuis les révélations de Flamus, j’avais effectué d’abondantes recherches dans les bibliothèques de l’empire, cherchant ce qui ne pouvait être trouvé, comme si on avait voulu que rien, justement, ne puisse jamais être trouvé. Je ne demandais qu’un mot, une phrase, qui puisse étayer ou balayer mon hypothèse, qui, dangereusement, commençait à prendre forme dans mon esprit. En moi-même, d’ailleurs, je devais bien reconnaître que je priais pour que je me trompe, et il y avait de quoi. Mais tout ceci tomba à l’eau. Je découvris, dans un vieux grimoire, ce que je redoutais. Là, quelques mots d’Erst Gulr, parlant de Nuseh de Guspay. Ce fantasque personnage, à l’origine de notre empire, à l’origine de tout, à vrai dire. Ces quelques mots balayèrent tout ce auquel je croyais à l’époque. « L’Alchimiste ne m’a pas remis qu’un mystère. Deux m’ont été transmis. Je devais disposer du premier, mais l’Alchimiste prit le second, avant de s’embarquer pour la mort… »
Ainsi donc, le mythique coffret d’ivoire, qui, selon la légende, était la propriété de l’Anima Templi et reposait dans les souterrains de Sante Keya, n’était pas le seul coffret que construisit Nuseh de Guspay… Il y en avait eu un deuxième, avec un pouvoir différent, que j’avais pu observer il y avait quelques mois, au cours de ce rituel. Nuseh de Guspay n’était pas mort dans cette mer, là-bas, mais avait traversé un portail inconnu, et s’était rendu en Eden, il avait offert son deuxième coffret, créé une quête pour apprendre à s’en servir, et avait continué sa route… Mais vers où ? Si seulement nous le savions… Un être aussi intelligent que lui, aussi créatif, est un atout considérable… Le malaise que je ressentais en cherchant cette preuve s’était intensifié. Plus que jamais, je redoutais que toute cette guerre, tout cet empire ne soit qu’une conspiration pour retrouver ce fameux coffret. Car, si moi j’avais pu trouver les mots faisant état de deux coffrets, alors tous auraient pu le lire. A commencer par l’Anima Templi, qui serait la première à revendiquer le coffret.
Et je pris peur pour la vie de Flamus et ses frères. Eux, ils étaient les protecteurs d’un terrible secret, d’une arme dormante, dont ils n’imaginaient pas encore tout ce que les templiers puissent faire pour s’en emparer. Je devais mettre en garde Flamus, le convaincre de recacher le coffret, mais je devais le faire discrètement, sans attirer l’attention de… de qui, justement ? Je repensais alors au meurtre d’Erst Gulr, dont on n’avait pas retrouvé trace d’un quelconque commanditaire. Aux renseignements qui parvenaient aux Edeniens de Sato, lorsque nous nous battions dans les sables. Plus loin encore, aux meurtres d’Erès et Ethiriès, eux aussi inexpliqués. Qui se cachait derrière tout ceci ? Je commençais à croire en l’existence d’un obscur groupuscule, décidé à tout pour balancer l’empire dans les flammes de l’autodestruction. Et je commençais à me méfier de tous.
Je fis parvenir mon corbeau à mon ami Flamus, l’enjoignant à faire ménage de ses affaires, et à quitter sa région au plus vite. Je ne sus jamais s’il avait réussi à s’en tirer, mais, un jour que je passais dans sa rue, peu après l’envoi de ma lettre, je distinguais que sa maison avait été détruite. Questionnant un passant, celui-ci me répondit que l’homme qui vivait jadis là, un proche de Lodaran à ce qu’on racontait, s’était passionné de satanisme, et avait été condamné, selon la justice locale, à périr sur un bûcher. Mon pauvre Flamus… je devinais que cette accusation de satanisme était, encore une fois, l’opération de cet insaisissable qui tirait les ficelles depuis le début. Personne, en revanche, ne put m’informer quant à ce qu’il était advenu du coffre. Selon les badauds, les propriétés de l’hérétique étaient confiées au Palais Royal. Je me doutais bien que si le coffre avait été transporté au Palais Royal, alors il serait définitivement perdu pour moi. Je me résignais donc à abandonner l’affaire, priant pour que l’âme de Nicolae Flamus atteigne la grandeur du Keya, dans le Sanhédrin.
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Âge Archaïque, Novembre 1674
En ce froid matin de Novembre, cela faisait plus d’un siècle que nous avions conquis l’Eden. Je constatais encore plus, maintenant, l’apogée de nos deux civilisations mêlées. Les bâtiments joignaient maintenant l’esthétique à la robustesse. Les routes entre les villes avaient été aménagées, et on ne souffrait plus des ancestrales attaques de brigands. L’espérance de vie humaine avait été, elle aussi, repoussée, grâce aux travaux des nombreux scientifiques Edeniens qui s’étaient joints aux nôtres. Enfin, un langage commun avait même été trouvé, favorisant les échanges entre nos deux peuples. Cependant, les diverses tribus et anciens royaumes de l’Eden conservaient leur identité culturelle, par leurs langues notamment. L’influence du Keya, quant à elle, n’avait jamais été aussi grande en nos deux mondes, où régnaient maintenant l’amitié et la paix. Les villes d’or et d’ambre étaient, quant à elles, les plus belles créations architecturales humaines jamais vues.
C’était d’ailleurs les rues de la Ville d’Or que j’empruntais. Les mendiants avaient disparu. Le taux de chômage n’avait jamais été aussi bas, et je ne pouvais que ressentir un sentiment de fierté au vu de tout ce que notre hégémonie avait contribué à apporter. J’avais été convoqué par Okas Gulr, qui était devenu le Censor de l’Eden, le gouverneur représentant l’autorité de l’Empereur Eziak Gulr. Je ne pouvais bien évidement me douter du sujet de cette entrevue. Et, à mon arrivée dans le palais d’or, je fus une fois de plus frappé par la magnificence des colonnades, des tapisseries et des fresques murales. Tout avait été fait pour rappeler ici la grandeur de notre capitale, Nebullia, que je n’avais plus vu depuis que nous étions partis en Eden, puisque Eziak m’avait confié comme mission de surveiller les agissements de l’Anima Templi. Aussi fus-je surpris, en arrivant dans le cabinet de travail d’Okas Gulr, d’y trouver également Guillaume de Beaujeu. Je n’aimais pas cet homme. Il me rappelait la disparition de Flamus, mon ami. En fait, de Beaujeu me rappelait tout simplement toutes les atrocités commises par les templiers en Eden, sous couvert de leur guerre éternelle contre l’hérésie.
Seulement, de tradition, l’Anima Templi était l’armée secrète de l’Empire. Un organe vital, indispensable au bon fonctionnement de Nebullia et de ses régions annexées. Après tout, je m’imaginais bien que les corpulents magistrats qui siégeaient depuis leurs luxueux manoirs de la côte de Baduk, et qui étaient chargés d’appliquer la justice Nebullienne en Eden, étaient bien contents de pouvoir disposer d’un tel ordre fanatique, traquant sans relâche depuis des siècles les ennemis des Gulr. Je m’installais donc dans le cabinet de travail du Censor, face à ce dernier, mais surveillant du coin de l’œil de Beaujeu. Nul doute que s’il était là, c’était pour une excellente raison. La réunion débuta en termes courtois et formules de politesse d’usage alors dans l’empire. Nous étions très attachés à nos traditions ancestrales, et d’autant plus depuis que nous étions en Eden, loin de notre monde, loin de tout ce que nous connaissions.
Mais nous arrivâmes cependant bien vite au sujet de cette réunion. Je dus manquer un battement de cœur, tant ma surprise fut grande. Okas Gulr et Guillaume de Beaujeu me révélèrent qu’ils avaient fait surveiller le pauvre Flamus. Pire encore, l’Anima Templi l’avait tué, dans l’incendie qui avait brûlé sa maison. Cependant, les Gulr et les templiers avaient fait tout ceci pour retrouver quelque chose de précis, quelque chose qui, selon leurs mots, leur appartenait depuis toujours. Et cette mystérieuse petite chose n’avait pas été trouvée. Heureusement, personne n’était au courant de mon amitié et des longues lettres que j’avais envoyé à Flamus. Et personne, surtout, ne savait que je savais ce qu’était cette chose. Le fameux deuxième coffret, dont l’existence n’était connue que d’une poignée de personnes, qui menaient une lutte de tous les instants, sur tous les fronts, pour se l’approprier. Les deux éminents personnages de l’Empire me confièrent ensuite une mission. Je devais tout mettre en œuvre pour retrouver le secret de Flamus. J’acquiesçais, et Guillaume de Beaujeu, non sans un énorme sourire de satisfaction, quitta la pièce.
Alors que j’allais faire de même, Okas Gulr m’interrompit. Il me révèla alors de terribles choses. Il n’avait pas la moindre confiance en Beaujeu et son Anima Templi, qu’il jugeait dépassée et inapte à exister dans le monde actuel. Il était également certain que Guillaume de Beaujeu convoitait le coffret pour le seul usage des moines-soldats, leur assurant ainsi une richesse incommensurable, et une suprématie financière sans équivoque. Tout cela faisait partie, m’assurait toujours Okas Gulr, d’un gigantesque complot des Templiers, visant à détruire la suprématie des Gulr, pour y établir un culte fanatique au Keya et à l’Ouroboros. Je m’étais toujours méfié des moines-soldats, ne comprenant pas toute la confiance qui leur était accordée, mais j’étais loin de me douter de tout ce qu’Okas Gulr me racontait. Aussi, lorsqu’Okas me demanda, au nom de notre amitié, de lui faire confiance, et de lui remettre personnellement le coffret lorsque je l’aurais trouvé, j’acceptais bien évidement, ravi d’aider à faire chuter la puissante Anima Templi.
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Âge Archaïque, Juin 1823
Je ne pensais pas que cette quête aurait pu me prendre autant de temps. Cent cinquante années de recherches, souvent infructueuses, m’avaient permis de remettre la main sur le deuxième coffret. Je détenais, entre mes mains, l’une des choses les plus sacrées que nous ait confié le sombre Nuseh de Guspay. Il n’appartenait qu’à moi de choisir, le garder pour moi, ou le remettre. Après tout, n’étais-je pas un esprit immortel, créé par les deux plus puissants Gulr de tous les temps ? J’étais l’illustration du savoir des Gulr, une création autorisée par le Keya, pour servir l’Empire. Je pensais de plus en plus à garder le coffret pour moi seul, je me sentais comme attiré par le pouvoir qui se dégageait de ce fardeau qu’on m’avait demandé d’aller récupérer. Je devais résister. Nuseh de Guspay avait bien été brillant, entourant ses secrets d’une telle malédiction, que les conserver longtemps serait une folie… Combien d’hommes, déjà, étaient morts pour ce précieux secret ? Je repensais à mes interrogations passées, lorsque j’ai découvert son existence, toute cette guerre qui n’aurait été qu’une gigantesque mascarade, pour mettre la main dessus…
Mais maintenant, grâce à Okas Gulr, je pouvais mettre un nom sur celui, ou plutôt ceux, qui tiraient les ficelles depuis le début, ceux qui avaient fait assassiner Erst Gulr, Erès, Ethiriès… C’était Guillaume de Beaujeu, et ses fanatiques de moines-soldats, qui avaient tout organisé. Après tout, qui d’autre, sinon les descendants affichés de l’Alchimiste, pouvait être au courant de l’existence du coffret ? Je jurais de venger la mort d’Erst, et de mettre un terme à toute cette folie, d’arrêter de Beaujeu avant qu’il ne soit trop tard. Un Grand-Maître plus docile suffirait certainement à calmer les templiers. Alors, je décidais de le remettre à Okas Gulr. Et lorsque j’arrivais, après ces cent cinquante années, je retrouvais un monde complètement changé, où les dissensions contre l’Anima Templi étaient plus fortes, on les accusait ainsi de tous les maux du monde. D’ailleurs, allant retrouver Okas Gulr, je n’étais pas encore arrivé dans son cabinet de travail que me parvenait le son d’une grande dispute.
Je reconnaissais immédiatement les voix d’Okas Gulr et de Guillaume de Beaujeu. Ce dernier annonçait d’ailleurs qu’il allait mettre un terme aux agissements d’Okas Gulr. Pris de court, je me précipitais, et me jetais sur le grand-maître des templiers. Puis, je le tuais, mettant ainsi un terme à la vie de ce grandiose tacticien, de ce fanatique du dogme du Keya, qui s’était révélé n’être qu’un traître conspirant dans l’ombre depuis toujours pour faire chuter les Gulr et tout ce qu’ils avaient réussi à mettre en place au cours de l’histoire Nebullienne. A la suite de ces évènements, Eziak Gulr en personne s’est déplacé en Eden. Il a réuni tous les moines-soldats disponibles, et les interrogea tous. Naturellement, pas un n’a admis avoir eu vent des projets de l’ancien grand-maître. Alors, notre Empereur choisit de nommer l’un des commandeurs des templiers en qui il avait le plus confiance, celui qui s’était chargé des affaires de l’Anima Templi en Nebullia pendant l’occupation en Eden :Ascej de Quolaym, un proche des Saeculia. Eziak Gulr ne s’arrêta pas là, et raffermit son cercle intime. Ainsi, seuls une poignée d’élus étaient autorisés à le voir. Je m’inquiétais, tandis que l’empereur, celui qui m’avait imaginé, tombait peu à peu dans une paranoïa de tous les instants.
Malheureusement, je n’ai eu que peu de temps pour me soucier de l’état de santé mentale de l’Empereur, car l’annonce de la mort de de Beaujeu, ainsi que les raisons de son assassinat, firent malheureusement un grand bruit dans l’opinion publique, bien que nous avions tenté d’étouffer l’affaire. La révolte grondait, et Ascej de Quolaym décida, sous la révolte qui arrivait, de rentrer en Nebullia, avec l’intégralité des troupes et des possessions de son ordre. On eu ainsi droit à des colonnes entières de chariots transportant les richesses des moines-soldats. Il y eut quelques attaques, preuve de la haine qu’avait maintenant le peuple contre les templiers. Mais ces derniers, fiers de leur expérience, se débarrassèrent sans soucis des fous qui osaient les attaquer.
La rentrée de l’Anima Templi en Nebullia nous a permis de voir plus clair dans les révoltes. La majorité des Edeniens ne voulaient chasser que les templiers, et nous remercièrent, nous tenant pour responsables de son départ forcé, oubliant qu’il s’agissait d’une sage décision d’Ascej de Quolaym. Mais quelques groupuscules continuaient cependant la lutte, voulant voir tous les Nebulliens déguerpir. Ceux-là furent enfermés dans des camps, où nous pûmes les interroger. Leur chef se nommait Alek, un homme lettré, et réfléchi, qui avait succombé à la haine la plus totale contre nous. Je ne fus pas autorisé par Okas Gulr à interroger Alek. En effet, le Censor se le réserva, et le questionna seul, dans un lieu qui m’était inconnu. Toutefois, je sus juste qu’Alek écrivit lors de son emprisonnement un récit, nommé « Mon combat », qui était une contestation complète de notre système, son explication qu’il jugeait rationnelle au sujet des atrocités qu’il voulait commettre. Nous fîmes naturellement interdire la publication et la possession de ce livre, restant cependant conscients que nous ne pourrions pas tous les récupérer.
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Âge Archaïque, Octobre 1940
Ce qui devait arriver arriva. Nous goutâmes à l’amertume d’une lourde défaite, en cet automne de l’année 1940, que nous ne devions pas oublier de sitôt. La guerre avait été déclarée six ans auparavant par Alek, parvenu à s’échapper, et qui avait la main sur la ville des Anciens Rois, au nord-est de Sato. Et depuis ces six longues années, nous faisions le siège de sa citadelle. Jusqu’à ce jour d’octobre. C'était un matin horrible. Nous avions été réveillés par une pluie sauvage. Le temps de nous habiller que nous étions trempés. Puis, la pluie a fait place à une espèce de brume. Longtemps, les hommes avaient espéré que le combat serait repoussé, car vouloir prendre une citadelle par ce temps-là, ce serait une folie. Mais le conseil de guerre, commandé par Eziak Gulr et dont je faisais bien entendu partie, avait voté pour une percée dans les murailles ennemies. C'est ainsi qu'à neuf heures, les artificiers avancèrent les lourdes catapultes et les imposants trébuchets qui constituaient nos élites d'armes de sièges. Elles avaient été magiquement modifiées pour obtenir une portée plus grande. Les plus éminents spécialistes du cerveau humain avaient été questionnés pour savoir ce qu'il valait mieux lancer pour semer le trouble psychologique dans les rangs humains. Avec une grimace de dégoût, je contemplais les chariots qui s'avançaient. Ils étaient pleins de têtes de nos ennemis que nous avions coupées pour ensuite les lancer, enflammées, au milieu de la ville ennemie.
La pitié et l'honneur avaient depuis longtemps disparu des habitudes de chaque camp. La guerre faisait rage depuis près de six ans, la haine avait remplacé toute l'amitié qui unissait jadis nos deux peuples. Ainsi, ils se vengeaient avidement de nos supplices en ordonnant à leurs archers de nous empêcher frénétiquement d'aller secourir nos blessés. Nous étions ainsi condamnés à observer nos frères se déverser de leur sang à quelques mètres de nous. Nos tambours tentaient tant bien que mal de couvrir les gémissements de nos amis, qui agonisaient au milieu du champ de bataille sans que nous ne puissions intervenir. Le temps passa, tandis que les catapultes déversaient leurs lots macabres dans les rues de la citadelle ennemie. Soudain, les portes de la citadelle s'ouvrirent. Une charge furieuse de chevaliers sema alors la zizanie dans notre infanterie, qui s'était parsemée à couvert derrière ce qu'ils pouvaient. Le trouble dura un bon moment, et je conseillais même à Eziak Gulr de s'en aller, en me laissant le commandement de l'armée. Celui-ci fut pris d'une rage folle, et refusa catégoriquement mon offre. Il ordonna aux trompettes de sonner, et derrière nos rangs, derrière nos tentes, un murmure puissant s'éleva. C'était les prêtres du Keya qui, en cet instant tragique où tout semblait perdu, invoquaient sa divine intervention pour nous aider.
A ce son, nos soldats semblèrent pris d'une énergie nouvelle, et se redressèrent farouchement contre l'ennemi. Des lances furent envoyées avec grande précision lacérer la chair des chevaux ennemis qui tombaient aussitôt, broyant sous leur poids les os de leur cavalier. De tous côtés, les héroïques membres de cette chevauchée fantastique contre nous ployaient sous le poids de notre infanterie miraculeusement réorganisée. Ce fut à ce moment précis que nous dévoilâmes notre arme ultime : les Gulr. Ils s'étaient massés silencieusement au-devant de la pointe de la cavalerie, et, stoïque, attendaient. Ce n'est que lorsqu'Alek, atteignit les Puissants de l'empire que ceux-ci se décidèrent enfin à intervenir. Ils devinrent incroyablement rapides, se mouvant avec une dextérité extrême entre les chevaux lancés au triple galop, lançant leurs sorts destructeurs qui traversaient les armures ennemies. Seuls quelques uns passèrent cet incroyable rideau apocalyptique. Parmi eux, Alek. Il vit que les Gulr lui tournaient maintenant le dos, déployant leurs énergies contre les suivants du meneur qui avait été emprisonné pendant des décennies dans les geôles privées d’Okas Gulr. Il se rendit vite compte de l'opportunité qu'il avait, trop vite. Je ne pus intervenir que lorsque je le vis bander son arc, mais il était trop tard. Par une malchance inouïe, la flèche avait traversé l'air, se fichant dans le coup d'Eziak Gulr. Je vis mon père, mon créateur tomber. Je me précipitais vers lui, et avec d'autres Gulr, nous fîmes office de bouclier tandis que déjà les soigneurs tentaient l'impossible pour soigner notre Empereur.
Mais il était trop tard. L’empereur expira dans un souffle, nous donnant deux ordres. Je reçus le devoir de former Elessar Saeculia, que Eziak Gulr me révéla être son frère cadet, tandis qu’Okas Gulr devait protéger les deux coffrets de l’Alchimiste et prendre les rênes de l’Empire. Nous avions perdu. Sans Eziak Gulr, nos armées perdirent toute cohérence, toute leur force. C'était un coup horrible que nous venions de prendre, un de ceux qui allaient nous coûter la vie. Nous votâmes rapidement, et sonnions la retraite juste derrière. C'était le sauve qui peut. Les armées d'Alek qui n'avaient pas pris part au combat déferlaient de toutes les portes et poternes de la citadelle. Les moins rapides et les blessés allaient mourir, et nous nous sentions honteux d'un tel sacrifice. Avant de partir, je chargeais Elessar Saeculia, qui avait récemment été nommé Praefectus de l’Empire, que j'avais déjà aperçu à plusieurs réceptions de l'empereur et que je savais profondément dévoué à la cause de l'empire de choisir six de ses meilleurs hommes, et de prendre la dépouille pour l'enterrer en un endroit que je lui communiquais discrètement. J'insistais particulièrement sur le fait que tout devait se passer rapidement, et sans que personne ne sache ce qu'il s'était passé. Plus tard, la vérité serait révélée sur le choix de cet endroit, mais maintenant ils n'étaient pas prêts. Puis, nous prîmes la route du retour.
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Âge Archaïque, Août 2023
Puis, nous prîmes la route du retour. Nous pensions être en sécurité, à Nebullia... Mais nous nous étions jetés dans la gueule du loup. Alek, ce chien, a bâti un mur infranchissable entre les deux mondes, privant les Gulr d'Eden. L’ennemi secret des Gulr était-il vraiment mort ? Alek aurait très bien pu n’être qu’un émissaire, la partie visible d’un complot… Il suffisait, je devais me reprendre, cesser cette paranoïa, ces idées de conspirations gigantesques contre les Gulr. L’empire, dont Okas Gulr était maintenant devenu l’empereur avait besoin de moi. Et plus encore, Elessar Saeculia devait un jour reprendre le flambeau, et détruire tous les ennemis des Gulr. En peu de temps, je le formais au pouvoir, comme j'avais vu qu'Eziak Gulr l'avait fait. Je lui appris énormément de secrets, relatifs aux Gulr. Je lui disais qu'il était l'héritier incontestable de l'Empire, que sa supériorité politique lui permettrait un jour de devenir empereur. Enfin, et plus important, je lui apprenais qu'un portail, un seul, était resté ouvert, et mieux encore, qu'un Gulr avait survécu et se cachait en Eden. Mais j'insistais sur le fait que tout ceci n'était qu'une vision du futur... Il lui faudrait consolider sa réputation, chose sur laquelle je l'aidais.
Okas Gulr fut celui des siens qui survécut le plus longtemps, en étant atteint par le mystérieux fléau qui les détruisait tous. Sur son lit de mort, il convoqua trois personnes : Ascej de Quolaym, son confesseur, Poisus, et moi-même. Il nous révéla alors que depuis le début, c’était lui qui manœuvrait dans l’ombre. Il était l’assassin d’Erst Gulr et d’Erès. Il avait contribué à la victoire d’Alek. Dans les déserts de Sato, c’était lui qui avait renseigné les frappes ennemies. Et tout ça dans un seul but : récupérer le coffret, pour s’en servir contre les Gulr. Il nous avoua qu’il avait tout fait pour s’attirer notre confiance, pour nous manipuler. Et que la maladie qui tuait les Gulr peu à peu, cette maladie qui le tuait aussi, était sa faute. Il avait, disait-il, confié le Secret à la mauvaise personne. Et ainsi le secret avait été perdu, avec la précieuse formule des Gulr, qui assurait leur immortalité. Tous, ils s’étaient éteints. Et dans un soupir, Okas Gulr expira. Je restais longtemps à contempler celui qui nous avait tous trahi, celui qui m’avait si bien manipulé pour que je tue de Beaujeu, parfait innocent qui avait sans doute découvert le véritable penchant d’Okas Gulr. Mais je regardais encore Okas Gulr, parce que sans Gulr en ce monde, je savais qu’il ne me resterait guère longtemps à vivre.
Je convoquais une dernière fois Elessar Saeculia, et je le nommais Censor de Nebullia, comme Okas Gulr le fut en Eden, ce qui lui offrait les pleins pouvoirs judiciaire, législatif et exécutifs de l'empire. En somme, un empereur sans le titre ni les responsabilités religieuses. En secret, je lui transmettais le terrible secret entourant sa propre famille, lui révélant qu’un jour, il lui faudrait venger son frère mort. Je le quittais peu de temps ensuite, en lui prédisant que je reviendrais le jour où il recevrait l'héritage des Gulr. Ensuite, je rencontrais Ascej de Quolaym, qui avait demandé à me voir de toute urgence. Il avait réussi à retrouver le début de la piste du Secret. Mais, assurait-il, il ne le voulait pas. Les hommes, qu’ils soient de Nebullia ou d’Eden, n’étaient pas encore prêts à pouvoir utiliser les légendaires pouvoirs créés par Nuseh de Guspay. Alors, il avait créé une quête. Il souhaitait que je rajoute ce détail dans mon œuvre, dans mes chroniques. Alors je m’exécutais, et disparaissais peu de temps ensuite.
Ainsi finit la première vie d’Ebereka, cet esprit créé par Eziak et Erst Gulr en 1503 de l’âge archaïque. Il reviendra plus tard, dans les temps apothéotiques, lorsque Gilmambor Saeculia Gulr fera son apparition. Il ne disparaîtra que pour ouvrir un portail quintidimensionnel et permettre à Nuseh de Guspay de revenir en Nebullia, après son passage dans les autres mondes…
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